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Anthropologie des techniques,
des espaces et des territoires
au Pliocène et au Pléistocène


Présentation de l’équipe

L’intitulé de l’équipe – Anthropologie des Techniques, des Espaces et des Territoires au Pliocène et au Pléistocène – souligne notre souci majeur d’essayer d’appréhender les hommes et femmes des périodes préhistoriques de la façon la plus globale possible, en prenant en compte l’Homme dans sa relation à l’espace par le biais des « outils » considérés comme le moyen d’action engagé par les individus et/ou les sociétés dans un environnement spécifique et non plus seulement comme un artefact devant réaliser un objectif avec un homme qui serait réduit au seul rôle d’énergie fonctionnelle. Mais aussi en travaillant sur le temps long pour observer l’évolution des sociétés de la Préhistoire à travers leurs mouvements et leurs changements.

Par conséquent, nous développons nos actions de recherche en privilégiant une approche anthropo-centrée plutôt qu’une approche plus techno-centrée, que nous réservons à des aspects conjoncturels, avec l’objectif permanent d’une diffusion rapide des résultats et le souci d’une politique éditoriale tournée vers l’international.

Sur le plan géographique, nous sommes présents sur plusieurs continents : Afrique, Asie, Europe et Amérique du Sud dans le cadre d’équipes nationales et internationales. Sur le plan temporel, nous couvrons un champ chronologique qui s’étend du Pliocène final à la fin du Pléistocène supérieur.

Au-delà de ce site, vous pouvez découvrir de manière plus interactive nos recherches à travers le carnet de recherche de l’équipe sur Hypothèses (vidéos, images, sons et billets), et suivre les actualités de l’équipe et de la recherche préhistorique en général sur nos comptes Twitter, Facebook et notre chaîne Youtube.

Bilan scientifique de l’équipe

Le fondement de notre équipe repose sur trois modalités d’approche : le Temps long, la Technique et les Espaces.

Les raisons du choix d‘une temporalité longue sont multiples. En premier lieu, il nous permet de sélectionner des temporalités où eurent lieu des évènements particuliers, comme des évènements climatiques, des ruptures techniques afin de rechercher leurs effets dans tel ou tel lieu géographique puis de les comparer, les analyser, problématiser leurs impacts et enfin interpréter les réponses culturelles propres à chaque groupe présent en ces lieux. Nous excluons dans cette perspective toute notion de déterminisme, excepté évidemment lorsque les événements climatiques sont suivis d’effets catastrophiques. Les changements climatiques ont une temporalité de l’ordre du millénaire, laissant toute latitude aux groupes de négocier ces changements. De même pour les phénomènes techniques où la perception de leurs changements, de leurs ruptures, ne peuvent se faire qu’à certaines échelles de temps et encore, selon les catégories et le nombre des artefacts en présence. Il nous faut donc travailler à des échelles spécifiques, les définir précisément pour adapter les questions à tels ou tels événements observables « climatiques, culturels » ; le temps court, celui de la synchronie, de la durée d’une occupation, le temps long, celui de la diachronie, lui-même sécable à volonté. Selon ces différentes temporalités choisies, le mot « culture » prendra un sens différent, nous obligeant à utiliser le bon signifié d’un certain nombre de termes pour rester dans la justesse du questionnement : style (porté par un individu ou un collectif), tradition (un collectif agrégé par des valeurs communes), phénomène (interactions sociales), tendance (transcende le temps et l’espace) ou encore à une échelle plus importante le mot techno-logique (potentiel de transformation structurale des artefacts). Ce dernier terme, qui s’appuie sur la temporalité la plus longue, celle de l’évolution de l’homme, nous permet de décentraliser la propre anthropologie de l’ἄνθρωπος, autrement dit de décentraliser la technique de l’homme en mettant en avant un phénomène de coévolution entre l’Homme et la Technique.

En d’autres termes, à chaque niveau de diachronie correspond une spécificité mémorielle qui devra être abordée selon le bon registre de questions. Il est effet courant, par manque de faits, que l’on commette l’imprudence d’utiliser un même registre de questionnement quelle que soit la diachronie choisie, sans se soucier de la valeur informative des données selon les périodes étudiées. Or, l’expérience de la pratique du terrain, que nous avons tous dans notre équipe nous suggère, devant l’extrême diversité des vestiges et leur condition d’enfouissement, de renforcer une certaine prudence, dans l’interprétation des faits et encore plus lors de l’étape de comparaison. En effet, que comparons-nous ? Avons-nous suffisamment de faits pour se permettre des inférences successives ?

Ces interrogations nous amènent à l’autre spécificité de notre équipe : la Technique, que nous considérons comme étant l’un des moyens d’appréhender ces différents moments « culturels » par le biais d’un travail sur la recherche des faits et de leurs sens.

Notre équipe porte sur l’analyse des comportements techniques à travers tous types de matériaux transformés (minéral, végétal, animal) ou anthropisés, sur lesquels on a laissé des traces comme sur une paroi ou tout autre support mobile. Nous avons pour prétention de faire de la technique et si possible de la technologie, mais dans le respect, là encore, de la sémantique de chacun de ces termes souvent confondus, amalgamés, confondant les regards de l’observant (regard de l’extérieur, l’ingénieur, le chercheur) avec celui de l’observé (regard de l’intérieur, le technicien, l’opérateur). En effet, dans bien des cas si nous avons la prétention de faire de la technologie, il ne nous est bien souvent pas possible d’aller au delà du simple fait technique, soit par manque d’information soit par souci de prudence, en sachant que notre savoir est subjectif, et bien qu’assumé, il est fortement influencé par le regard introspectif sur notre propre perception. Pour clarifier notre propos, nous utilisons le mot technologie au plus près du sens grec du terme en signifiant toute capacité de produire un discours argumenté, raisonné amenant à un savoir (science). Le mot technique est quant à lui la production d’une connaissance d’un savoir opérationnel : connaissance de procédés et de moyens opérationnels –savoir-faire, habilité, etc.

En croisant deux de nos spécificités, Temporalités et Technique (l’utilisation de la majuscule est une mesure simplificatrice pour les introduire comme phénomènes), nous sommes à même de percevoir les phénomènes techniques à travers les concepts de stabilité, de transformation, de rupture, et la temporalité de chacun de ces événements.

Si notre objectif est bien de parler de l’ἄνθρωπος à travers le décryptage de ces comportements, nous ne pouvons pas nous absoudre des problèmes qu’induit le choix d’une temporalité longue et d’aborder l’homme à travers sa technique. En d’autres termes savons-nous de quoi nous parlons lorsque nous sommes confrontés à un artefact qui se situe en dehors de notre mémoire (en tant qu’observant). Il ne s’agit pas simplement D’UN problème d’inventaire, de connaissance, ou d’inconnu mais DE celui d’une situation épistémologique incongrue : comment percevoir un phénomène porteur d’une mémoire épiphylogenétique dont nous ignorons tout. Leroi-Gourhan avait illustré cette situation en évoquant un extra-terrestre découvrant l’intérieur d’une église et l’idée qu’il pouvait se faire des représentations qui se donnaient à voir. Nous travaillons tous sur ce qui se donne à voir, mais voir ne signifie pas savoir. De plus un savoir cumulatif n’est pas un savoir explicatif. Le temps long est un piège dont il faut avoir conscience, en prenant la mesure de la nécessaire hiérarchie des questionnements. Cette thématique de la perception de l’inconnu a été l’un des fondements de notre équipe et constitue toujours l’une de nos interrogations prioritaires, mais non dominante. Nous éloignant de la technologie lithique des années 1990/2000 nous avons pris en compte cette problématique en revenant sur une thématique oubliée : la notion d’objectif des schèmes opératoires, privilégiant le pourquoi au comment. Historiquement, pour les périodes pléistocènes, nous avons tous travaillé sur le « comment » produire sans jamais s’interroger sur le « quoi » produit. Nous savions parfaitement comprendre les concepts volumétriques de taille et les moyens pour y parvenir selon les différentes périodes du Pléistocène, mais nous ne percevions pas les objectifs et leurs spécificités : le pour quoi faire. Comme si nous savions comment sont produits des objets « voiture » sans savoir à quoi cela sert, et d’ailleurs sans se soucier de poser la question. Qu’est-ce qu’une lame, un produit Levallois, un produit discoïde, un biface, un galet aménagé ? Nous nous projetions dans une perspective productionnelle, comme si nous en connaissions les finalités. D’ailleurs, l’histoire des sciences montre, que face à « l’inconnu » la réponse classiquement apportée au déchiffrage des artefacts est une approche essentiellement hylémorphique, privilégiant la forme à la matière (structure). Le sens nous étant inconnu, la forme, qui elle se donne à voir, est devenue la brique du savoir : d’où les noms de galet aménagé, de biface, de Levallois, de lame, et dont le sens, étonnamment, va au cours du temps s’extraire du domaine purement technique pour devenir UN véritable vecteur de culture « moustérienne », de civilisation « acheuléenne » voire une direction vers un omega « le couple lame/Homme moderne » ! Il nous a donc fallu déconstruire notre façon de percevoir les faits au risque de désinvestir momentanément pour certains d’entre nous le champ du récit comportemental, en particulier pour ceux qui travaillent sur les phases anciennes du pléistocène. La perception de cette finalité inconnue nous a amené à une spécificité méthodologique qui caractérise notre équipe : le techno-fonctionnel. Les différents travaux de notre équipe montrent qu’il a fallu modifier la dialectique de questionnement de la chaîne opératoire. La question n’était plus de savoir comment ils avaient produit tel ou tel support, car cela supposait que l’on connaisse par avance quels étaient les objectifs et donc que l’on ne questionne plus cet aspect, mais au contraire de rechercher la spécificité technique des objectifs en décryptant les intentions techniques fonctionnelles de chaque geste de la production. Autrement dit, quels sont les caractères de prédétermination, les conséquences fonctionnelles de chaque geste, depuis la phase de sélection de la matière première jusqu’à la phase productionnelle sensu stricto, et si nécessaire la phase de confection des supports produits. Ce travail a été fait sur toutes les périodes du Pléistocène, reprenant les paradigmes de petits outils, de galets aménagés, de bifaces, de productions Levallois et discoïde et de certaines productions laminaires anciennes. À la suite de ces travaux, nous sommes parvenus à une toute autre perception du fait technique, qui possède à la fois la charge d’universaux (encore présent dans nos outils de métal) et le choix d’un grand nombre d’options, permettant une ouverture d’expression, une inévitable altérité.

Temporalité et Technique ainsi conjugués, nous disposons d’outils capables d’aborder de façon innovante les notions de stase, de changement et de rupture Technique. Chacun d’entre nous s’est alors consacré à un ou plusieurs lieux, territoires, espaces géographiques. Une double perception s’offrait alors à nous, d’un côté celle d’une suite de faits, d’événements qui s’enchaînent, s’enracinent dans un espace, qu’il nous fallait éviter de transformer en un récit à visée universaliste, de l’autre côté, celle de la comparaison d’un même genre d’événement dans des espaces géographiques, des temporalités différents, avec leurs cortèges climatiques spécifiques, proposant à chaque fois un scénario inattendu, incongru à notre perception. Que ce soit en Afrique du Sud durant le Middle Stone Age avec les faciès de Stillbay, puis l’Howiesons Poort où les travaux de notre équipe ont montré que ces industries, qui bien que porteuses d’une « modernité » ont suivi le cycle innovation, diffusion, dilution, éclatement, disparition comme un grand nombre de phénomènes culturels, aussi innovateurs soient-ils ; ou en d’autres lieux, d’autres temporalités comme celles du Paléolithique moyen du Proche-Orient, où nous percevons dans un même espace, sans réelle frontière matérielle naturelle, la succession de deux phénomènes techniques radicalement différents – le Yabroudien et l’Hummalien – vont se succéder. Ces phénomènes ne présentent aucune phase évolutive l’une envers l’autre, ils sont techniquement totalement et pleinement aboutis.

Rien ne vient expliquer ni leur apparition « instantanée » ni leur disparition tout aussi brusque et inattendue. Aucun lien technique, conceptuel ne peut être mis en avant. Il s’agit d’un exemple extrêmement rare d’un cycle où l’on observe la succession d’innovation/diffusion suivie par disparition/substitution. Ce sont des phénomènes techniques purement proche-orientaux, mais que l’on verra resurgir en Europe cent mille ans après, et chose extrêmement surprenante avec les mêmes devenirs : apparition soudaine, système technique abouti et disparition tout aussi soudaine. On trouve dans ces exemples le condensé temporel de ce qui est habituellement observé dans le stade ultime d’une lignée technique avec un potentiel évolutif presque absent du fait de la saturation technique du système et souvent de son hypertélie. Par opposition, à ces phénomènes « spontanés » nous verrons dans cette zone péri-méditerranéenne se développer spatialement et durablement un autre phénomène : le Levallois, donnant l’image d’une stase technique. En réalité, c’est l’idée d’un support outil ou à outils fortement normalisés propices à des modes d’emmanchement tout aussi normalisés qui apparaît. Ces supports Levallois peuvent provenir de plusieurs modes de débitage, et contrairement à ce qui était jusqu’à maintenant admis, l’association support Levallois/débitage Levallois est erronée. Là encore, grâce à l’approche techno-fonctionnelle, nous sommes à même de produire et distinguer une paléo-histoire des outils d’une paléo-histoire des modes de production (l’invention de l’outil est toujours première, les modes de production sont des réponses, d’émanation culturelle). Il nous faut donc distinguer la stase techno-fonctionnelle d’une non-stase productionnelle. Toutes ces avancées peuvent aussi bien se décliner pour des périodes plus anciennes, pour lesquelles nous avons montré que le biface, avant même d’être une matrice à outils est une avancée technique productionnelle permettant l’obtention d’un volume parfaitement normalisé enregistrant pour la première fois des normes techniques portant sur l’ensemble de ses parties fonctionnelles (préhensiles et transformatrices). Nous serions dans la situation inverse du débitage Levallois puisque là c’est le mode de production « façonnage » qui permet la fabrication d’outils normalisés. Comme nous pouvons nous en apercevoir, l’évolution des Techniques n’est pas une « chose » facile à percevoir, où les avancées successives ne seraient qu’un chemin vers un progrès hypothétique, notion des plus subjectives qui en réalité ne reflète que la gestion d’un ensemble de contraintes d’un groupe selon l’ensemble mémoriel dont il dispose. Nous pourrions aussi aborder le problème des industries contemporaines des industries à bifaces qui vont dominer dans toute l’Europe centrale que l’on nomme « à petits éclats ». Ces industries ne sont pas un substitue du biface dû à un manque quel qu’il soit, mais, là encore, il s’agit d’une réalité technique. Et si nous changeons de focale d’analyse en associant dans notre raisonnement production d’industries à petits outils sur éclats et le façonnage de biface, ce dernier n’est pas le comportement dominant dans une grande partie de l’Europe de l’ouest méditerranéen. En réalité, la production de biface se surajoute à fond technique commun à un très large territoire. Cela signifie, encore une fois, que notre perception est faussée lorsqu’on ne sélectionne que ce qui se donne à voir. Nous hypertrophions un aspect technique en l’élevant au rôle de fossile directeur « civilisationnel » alors qu’il ne pourrait être que l’expression de moments culturels spécifiques limités dans le temps et dans l’espace. Enfin, dans notre équipe, certains chercheurs travaillent sur des périodes où peu d’inconnus techniques persistent mais grâce à des enregistrements stratigraphiques exceptionnels il nous est possible de suivre l’évolution d’un groupe culturel dans le temps. Il s’agit d’un registre d’informations qui touche l’individu tout à la fois dans la pratique de son quotidien et de génération en génération. Cette perspective est évidemment rendue possible par la connaissance de nombreux faits techniques considérés comme acquis et permettant ainsi d’aborder la notion de comportement de façon diachronique et non plus de façon extrêmement restreinte et ponctuelle comme durant les phases anciennes du Paléolithique moyen.


Responsable de l’équipe AnTET :

Sylvain Soriano
Tél. +33 (0)1.46.69.26.26
sylvain.soriano@cnrs.fr